La crise sanitaire que nous traversons est inédite et toutes les hypothèses circulent sur ce qui va se passer pour les startups dans les prochains mois. Va-t-on vers un éclatement d’une bulle ? Les investisseurs vont-ils continuer à investir ? Les programmes de soutien à l’écosystème des startups vont-ils se poursuivre ?
Depuis quelques mois, je m’interroge sur la manière dont les startups sont sélectionnées dans les programmes d’incubation, d’accompagnement et d’amorçage.
Peut-être le moment est-il arrivé de mettre un peu plus de rationalité dans la manière dont les startups sont sélectionnées pour ces programmes.
L’écosystème des startups
Sur tout le territoire, des incubateurs liés à des collectivités territoriales, des organismes de recherche ou des grandes entreprises sont à la recherche de la prochaine licorne, la fameuse startup qui, surgissant de nulle part, va développer l’innovation de demain.
Quand on plonge dans l’écosystème des startups, on découvre que les concours, appels à projets, hackathons et campagnes pour recruter les pépites de demain se succèdent.
Après 20 ans passés à observer et analyser l’innovation en France au sein d’un établissement public, j’ai plongé dans cet écosystème il y a un peu plus d’un an en démissionnant pour créer une entreprise. Cette immersion au milieu de porteurs de projets et de jeunes startups est riche de surprises et d’enseignements.
J’ai la chance de pouvoir développer mon activité au sein d’Euratechnologies, le plus gros incubateur de startups « early stage » de France.
Dans mes fonctions précédentes, lorsqu’on me demandait quelle était la proportion de startups parmi les entreprises qui déposaient des marques ou des brevets, j’avais l’habitude de répondre que statistiquement, une startup n’existe pas.
A l’origine, une startup est une jeune entreprise qui se distingue par un potentiel de forte croissance. Par extension, on considère que toute création d’entreprise dans le numérique a un potentiel de forte croissance puisque l’activité est scalable.
Une startup ne se définit pas par des indicateurs chiffrés mais par l’estimation de son potentiel.
Malgré les nombreux dispositifs de soutien aux startups, 75% d’entre elles ne soufflent pas leur 4ème bougie. Est-ce que ces programmes d’accompagnement ou d’amorçage sélectionnent et aident les startup qui ont le plus de potentiel ? Comment mesure-t-on le potentiel de réussite entrepreneuriale de startup numérique early stage ?
La première fois que j’ai présenté mon projet legaltech, debut 2019, c’était à Julien Trucy, d’Euratechnologies. Je me rappelle très bien qu’il m’a dit à l’époque « Je pense que ton projet a du potentiel, mais ce qui m’intéresse, c’est de savoir qui tu es ».
Julien est arrivé à Euratechnologies il y a un peu plus de deux ans pour deux missions. Monter le premier fonds d’investissement d’Euratechnologies et mettre en place un nouveau programme d’accompagnement destiné aux porteurs de projets et jeunes entreprises des secteurs FinTech, AssurTech, LegalTech et Cybersécurité, «FALC » dans lequel j’ai la chance d’être accompagnée.
Comme les autres programmes développés à Euratechnologies, ils donnent accès à des formations, des compétences, un réseau au sein d’un écosystème dédié aux « Techs ». Julien cumule les deux casquettes car le fonds d’investissement n’est pas encore opérationnel.
Il me le confirme aujourd’hui « Pour un programme d’accompagnement early stage, on ne sélectionne pas des startup mais des équipes. Ce critère est évident : puisque les trois quarts vont pivoter, l’idée initiale ne peut pas être le critère de sélection. Ce qui m’importe, c’est de me faire une idée sur la crédibilité de l’équipe et sa capacité à réaliser son plan d’action. La crédibilité est basée sur des facteurs concrets (qui sont-ils ? quelle expérience ont-ils ?) mais également sur du sentiment (est-ce qu’ils m’inspirent confiance ? est-ce qu’ils arrivent à vendre leur projet ? est-ce qu’ils seront en capacité d’écouter les conseils qu’on leur donnera ? Est-ce qu’ils vont savoir constituer une équipe ?) A cette étape, l’analyse du projet n’est qu’un facteur complémentaire pour analyser l’équipe.».
Sélectionner des porteurs de projets ou de startups early stage est un exercice compliqué.
C’est pour cette raison que les programmes d’accompagnement d’Euratechnologies sont en deux phase.
Ces programmes, tous gratuits pour les porteurs de projets et les jeunes entreprises, sont ponctués par des étapes obligatoires de sélection. Ainsi, le programme Start, recrute des porteurs de projets qui n’ont pas encore créé leur entreprise et dure 80 jours. Au cours de ces 80 jours intensifs, il faut avoir défini son projet et son premier produit, le fameux MVP (Minimum Viable Product). A la fin de la période, tous les porteurs de projets passent devant un jury.
C’est dans cette deuxième étape que la sélection est réellement faite, en s’appuyant sur les trois mois d’accompagnement, afin d’avoir une vision plus claire.
Un des collègues de Julien, Samuel Tapin, il y a quelques mois dans une interview confiait « Notre rôle est d’aider les entrepreneurs qui doivent échouer à échouer le plus vite possible pour qu’ils ne perdent pas de temps avec un projet qui n’a pas d’avenir. »
La démarche d’Euratechnologies est plutôt vertueuse car basée sur un constat : ils ne peuvent pas miser plusieurs mois d’accompagnement sur 5 mn de présentation d’un projet.
C’est pour poursuivre cette démarche vertueuse que Euratechnologies créé un fonds d’investissement. L’objectif est de pouvoir aller encore plus loin dans l’accompagnement des startup en permettant à Euratechnologies d’investir, en amorçage, avec d’autres, dans les pépites repérées dans les programmes d’accompagnement.
Les investisseurs ne peuvent pas passer trois mois à étudier une startup, surtout en phase d’amorçage et les enjeux ne sont de toute façon pas les mêmes.
Quand il enfile sa casquette d’investisseur, Julien Turcy ne pose en effet pas le même regard sur les startups. Le rôle du financeur est de trouver des startup avec du potentiel, de mettre de l’argent dedans et de ressortir quelques années plus tard avec une plus-value. Bien sûr, à partir du moment, ou il investit dans une entreprise, il mettra en œuvre tout ce qu’il peut pour que l’entreprise puisse se développer le mieux possible, mais les critères de sélection sont différents : « Le risque pris est beaucoup plus important, j’attends donc plus de concret sur le produit, la satisfaction des clients, la taille du marché, sa croissance, des premiers contrats ou prospects intéressés, la solidité de l’infrastructure» me confie Julien.
Pourtant, malgré les enjeux et les risques, cette sélection reste basée en partie sur le feeling et la confiance qu’inspire l’équipe.
Pitchs et business Plan
En l’absence de données chiffrées de référence, les premiers dispositifs financiers que rencontrent les startups se basent principalement sur deux choses “le pitch” et le “business plan” pour choisir celles qui bénéficieront de leur support. Ce n’est que plus tard que les investisseurs se lancent dans des opérations complexes de Due Diligence.
Le « pitch » est un exercice auquel les startups sont rapidement rodées : partout, on apprend aux startup à se présenter de manière assez normée en 3, 5 ou 7 minutes. L’exercice est tellement normé que la plupart commencent de la même manière, une anecdote et finissent par un “call to action”. Les modèles de « pitch deck » se partagent et donnent parfois une impression de déjà-vu même si le projet de la startup est tout à fait original.
L’autre exercice imposé est celui du business plan. Là encore, un document très normé dans lequel la startup va exposer ses prévisions.
Quand il s’agit d’investir dans une startup qui a lancé un produit ou qui s’apprête à le faire, le business plan permet en effet aux investisseurs de se faire une idée précise de son potentiel mais plus la startup est early stage, plus l’exercice est hors sol puisqu’elle ne dispose pas vraiment de données réelles.
Cet exercice a au moins le mérite de forcer la startup à répondre à deux questions : qui vont être ses clients ? Que va-t-elle leur vendre ?
Mais l’exercice est d’autant plus incongru que tout le monde en face de la startup sait très bien qu’il y a de forte chance qu’elle pivote, c’est à dire qu’elle change de cible, de business model, de produits, voire d’activité.
Au cours de l’année écoulée, j’ai vu de nombreux porteurs de projets devenir des pros du pitch et préparer un business plan ne reposant sur rien de vraiment concret pour se présenter à un concours ou demander une aide publique.
Que cherchent-ils en postulant à ce type d’opération ? Rarement de l’argent, pourtant le graal de chaque startup early stage, mais le plus souvent, de la visibilité et de la reconnaissance.
Chaque « récompense » permet de légitimer et de crédibiliser la startup. On ne sait plus trop si elles font ou si elles disent qu’elles vont faire mais puisque quelqu’un d’autre a reconnu le potentiel, c’est qu’il y a forcément quelque chose.
C’est ainsi que j’ai entendu un consultant dire à une startup : « Votre solution est Tech puisque vous étiez au CES de Las Vegas ». Le consultant ne se donnant pas la peine de vérifier si il y a une innovation technologique mais se disant que si la startup a été sélectionnée pour le CES, c’est qu’elle l’est forcément. C’est oublier un peu vite que cette année un jeune français a réussi à se faire habiliter par le CES pour présenter une pomme de terre connectée.
Les concours de “like”
J’ai assisté de près l’an dernier à un opération qui pousse très loin cette logique.
Au printemps dernier, l’information a circulé très vite parmi mes camarades porteurs de projet : Un assureur organise tous les ans un concours avec, pour une fois, pas seulement de la visibilité mais également de l’argent. La promesse est belle, ils offrent “une aide financière d’1 million d’euros aux idées entrepreneuriales à la fois utiles et innovantes. ».
La sélection commence par un formulaire transmis « aux partenaires en charge de la sélection » sans plus de précisions sur les critères.
Deuxième étape : il est demandé aux porteurs de projets de mobiliser leurs réseaux. Le but de cette étape est d’obtenir le maximum de like. Pour liker, il est nécessaire de se créer un compte et d’alimenter ainsi les bases de prospect de cet assureur.
J’ai vu les startups qui participaient mobiliser sans relâche réseaux sociaux et entourage. Certaines startups, dans ce concours de like, comme dans d’autres, vont même jusqu’à utiliser des robots pour liker leur projet.
Enfin, dernière étape, un pitch devant un jury permet de récompenser certains projets avec des sommes allant jusqu’à 50 000€.
Sur son site, cette compagnie d’assurance se félicite car elle a enregistré près de 10 millions de votes pour 200 gagnants depuis 2015 et que « Plus originaux les uns que les autres, les lauréats ont dû relever quelques défis : présenter leurs projets, mobiliser une communauté, apprendre à pitcher... ».
Je ne doute pas que parmi les lauréats, certains projets soient excellents, mais le concours de like est-il un moyen raisonnable pour sélectionner les innovations de demain ?
Avec ce type d’opération, n’entretient-on pas artificiellement en vie des jeunes startups qui reposent surtout sur d’excellentes capacités à communiquer et à se vendre ?
Si ces compétences sont essentielles dans l’avenir d’une entreprise, est-ce que ça doit devenir le principal critère pour sélectionner des candidats à des programmes d’accompagnement, des aides ou subvention au démarrage d’une activité ?
Comment peut-on s’y prendre autrement ?
Et si on prenait en compte les actifs immatériels ?
Évaluer d’abord le potentiel de personnes puis muscler cette évaluation au fur et mesure de la maturité de la startup semble être de bon sens. Pourtant, je suis toujours assez étonnée de voir que le capital immatériel des startups n’est pas forcément pris en compte.
Je n’exclus pas qu’il s’agisse d’un prisme déformant dû à mon expérience professionnelle. Mais même si c’est le cas, la prise en compte des composantes de son capital immatériel permettrait sans doute d’évaluer en profondeur la plupart des startups.
La capital immatériel d’une organisation représente l’ensemble des actifs qui ne sont ni financiers, ni matériels. Il s’agit de ce qui est dans la tête des collaborateurs, dans les connaissances et informations formalisées qui sont dans les bureaux et les ordinateurs et de toutes les relations qu’entretient une entreprise avec son écosystème et son environnement. Dans le cas d’une startup du numérique, ils constituent l’essentiel de sa valeur.
Bien sûr, pour les jeunes startups, le mot valeur n’est pas lié à une valorisation financière. Si on admet que ce capital immatériel constitue les fondations d’une startup, ces actifs immatériels sont à prendre en compte en terme de maturité et de risque.
La notion de capital immatériel des entreprises a commencé à émerger en France au milieu des années 2000, notamment à l’instigation de l’Observatoire de l’Immatériel, un Think Tank indépendant. Il identifie 10 composantes pour cette valeur extra financière des entreprises : le capital humain, le capital technologique, le capital système d’information, le capital organisationnel, le capital marque, le capital naturel, le capital sociétal, le capital client, le capital fournisseurs et partenaires, le capital actionnaire.
Dans le cas d’une startup du numérique, certaines composantes auront une importance essentielle alors que d’autre le sont beaucoup moins et peuvent être regroupés par exemple en capital humain et organisationnel ou capital sociétal et environnemental.
Que regarde-t-on quand on évalue une startup sur des critères de maîtrise de son capital immatériel ?
Si on prends l’exemple d’une startup qui vends un service basé sur une solution Saas, il est par exemple primordial de comprendre qui a développé, comment le logiciel est documenté et testé, comment sont gérées les informations, comment la propriété intellectuelle est protégée, quelles sont les compétences clés dans l’équipe, etc.
Interroger une startup du numérique sur son capital immatériel permet d’avoir rapidement une idée précise de sa maturité et des risques auxquels elle pourrait faire face.
Tous les entrepreneurs avec qui j’ai échangé sur le sujet sont conscients qu’une fois lancés, il leur faut réussir à rester agile et réactif tout en consolidant les fondations.
Ce sont ces fondations solides qui leur permettent d’être scalables, de fournir des produits et services de qualité à leurs clients mais aussi un environnement stable pour rassurer et conserver les talents.
Si on considère qu’une startup est destinée à devenir une entreprise comme les autres, il serait temps de mettre un peu de côté le folklore et les opérations de communications pour soulever le capot des startups et regarder ce qu’est leur capital immatériel.
La balle est aussi dans le camp des startups : chers amis porteurs de projets ou entrepreneurs, quelle est votre vocation ? Quelles doivent être vos priorités ? Cherchez vous à être élue la plus belle du bal ou à trouver des clients pour générer du chiffre d’affaire ?
Nous entrons dans une période de fortes incertitudes. Au cours des prochains mois, il est probable que les dispositifs de soutien aux startups entrent dans une phase de rationalisation liée aux difficultés économiques. Il y a actuellement beaucoup de déperdition d’argent et d’énergie dans l’accompagnement et l’amorçage des startups. La prise en compte du capital immatériel des startups permettraient sans doute d’engager un mouvement vertueux en misant sur l’ensemble des capacités d’une startup et non uniquement sa capacité à communiquer.